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Lingua Ignota – Caligula

Après la réussite de son album All Bitches Die en 2017, Lingua Ignota nous revient avec ce Caligula ; une œuvre massive, lourde et complexe, aux références multiples, entre Histoire et littérature française. L’occasion de décrire en quelques lignes cet album qui se place, déjà, dans les meilleures productions de l’année.

Ce vendredi 19 juillet ne devait pas être différent des jours de ces dernières semaines. Un lever. Un coucher. Et entre-temps, du boulot. Bosser sur ce même projet éditorial lié, de près ou de loin, à un thème : le suicide au travail. Un boulot qui implique, pêle-mêle, de lire des livres ou des articles universitaires. De contacter les auteurs desdits livres ou desdits articles. Puis d’interviewer ces auteurs la durée d’un album ou deux. Une certaine ambiance.

Pour accompagner la chose, quelques galettes défilent sur les enceintes de cette pièce de travail remplie d’objets, de bouquins et de photos de taulards aux gueules taillées par la vie. Atmosphère oblige, la plupart des écoutes de ces derniers mois se résument à une petite poignée d’artistes allant de Raison d’être à Milanku, d’Agora Fidelio à Emma Ruth Rundle. Du calme, des voix et quelques mots qui viennent accompagner l’atmosphère générale du moment qui, vous l’aurez compris, est pleine de facéties. Puis il y a ce vendredi 19 juillet 2019. Une matinée, un café et quatre artistes pour quatre sorties : Drab Majesty (Modern Mirror), Jeromes Dream (LP), Wreck and Reference (Absolute Still Life) et, enfin, Lingua Ignota (Caligula). Depuis, cette dernière monopolise lesdites enceintes ; elle, bien décidée à ne pas laisser sa place sur le pick.

Le corps et ses traces

Émotionnelle, rageuse, cathartique, crue, (in)humaine, bruyante, envoûtante, sombre, exigeante, ésotérique, sainte, liturgique, la musique de Kristin Hayter, performant sous le nom de Lingua Ignota, est profondément ardue à appréhender tant par la forme que par les thèmes et discours sous-jacents. Cette dernière puise de ses traumatismes – survivante d’abus physiques et psychiques – les grandes lignes de ce qu’est Lingua Ignota.

Pour comprendre cette musique, il faut comprendre la douleur. Comprendre que « la douleur n’est nullement un privilège, un signe noblesse, un souvenir de Dieu, comme l’écrivait Cesera Pavese dans son ouvrage Le Métier de vivre, la douleur est une chose bestiale et féroce, banale et gratuite, naturelle comme l’air. Elle est impalpable, elle échappe à toute prise et à toute lutte ; elle vit dans le temps, elle est la même chose que le temps. »

Une musique dominant la fragilité de l’être, dictant la conduite à tenir, gueulant sa faim de vengeance ; en somme, une musique dont le message est particulièrement anthropologique et peut se résumer en une phrase : être propriétaire de soi-même. De cette voix, de ce corps, de cette âme. De cette Vie.

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Une anthropologie du corps tant ‘la figure Krintin Hayter’ conte une histoire à la fois singulière et collective, à laquelle tout un chacun peut se rattacher et se raconter. Un corps exposé et maltraité lors des prestations scéniques de la Californienne, dont les ecchymoses, les commotions et l’épuisement viennent nourrir d’une certaine façon l’œuvre artistique.

« Dans les activités physiques et sportives ‘extrêmes’, la recherche de la fatigue est délibérée. La charge pénible qu’elle implique disparaît. Il ne s’agit plus d’une fatigue à connotation négative, c’est-à-dire imprégnée de souffrance. Elle accompagne alors une épreuve personnelle dans une quête de sens [..] La fatigue, ou la douleur, est en effet des butées identitaires. Elle engage une métamorphose pour le meilleur ou pour le pire. Si elle s’impose à l’individu à son corps défendant, elle est une puissance de destruction. Si elle est choisie en toute connaissance de cause, et acceptée ensuite, elle induit une transformation propice. […] La fatigue est une accroche d’existence, une forme ultime de construction de soi. L’individu s’efface dans la longue transe de l’épuisement, mais il y trouve le bénéfice d’être déchargé de la peine d’être soi », explicite à ce sujet l’anthropologue David Le Breton, dans son livre Disparaître de soi.

Une composition ‘à la’ Artemisia Gentileschi

Une évolution du corps frappante dès la pochette de ce nouvel album : exit les pleurs et la souffrance palpable du précédent All Bitches Die (2017), désormais Lingua Ignota s’affiche plus conquérante, le regard dominant, un tatouage sur le poitrail – autre signe d’analyse pour une anthropologie du corps et de la peau, mais passons -, le tout marqué par deux couleurs dominantes : l’or et le rose-pourpre. Deux couleurs offrant écho à Caligula.

L’or, dépensé à foison durant le règne de l’empereur romain, peut, ici, revêtir d’un sens tout particulier : celui de « la chair des Dieux » – Caligula, outre la figure de la folie, est aussi une figure de l’impossibilité et de la démesure, celui-ci souhaitant surpasser les Dieux (Acte III, scène 2 du Caligula d’Albert Camus). Enfin, le pourpre, dans le récit personnel de Caligula, revêt à la fois d’une couleur impériale et d’une couleur mortuaire (cf. l’assassinat de Ptolémée après le port d’un manteau pourpre face à Caligula).

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De Camus à Hayter, douleurs chroniques

Œuvre complexe, ce Caligula façon Lingua Ignota semble puiser nombre de références chez le Caligula d’Albert Camus. Lui qui dépeint cet être singulier, ambivalent, tantôt adoubé, tantôt haï, vient questionner la place de l’Homme dans le monde. Ces Hommes qui « meurent et [qui] ne sont pas heureux. »

En ce sens, les deux premières pistes de l’album permettent d’expliciter à merveille le double sens présent chez Caligula. « FAITHFUL SERVANT FRIEND OF CHRIST », premier titre de l’album, est marqué par une maîtrise parfaite. Un moment doux, heureux, calme, venant rappeler qu’avant d’être tyran, Caligula est un jeune homme apprécié des siens, du peuple jusqu’au Sénat. Le second titre, « DO YOU DOUBT ME TRAITOR », exhume la figure de pouvoir qu’est Caligula. Un pouvoir empli de haine et de tristesse seyant à ce nouveau Lingua Ignota.

En neuf minutes, contemplant ce temps s’écouler au ralenti, comprenant la trahison des êtres, nous voilà acculés par ses cris rabâchés. Folie, brutalité et tyrannie s’infiltrent dès lors dans l’œuvre, tentant de répondre à l’incertitude du Monde.

In return for my love
He strikes me down
Even as I make prayer for him
May your own shame hang you
May dishonor drown you
May there be no kindness
No kindness
No kindness


– dans « BUTCHER OF THE WORLD »

« BUTCHER OF THE WORLD », troisième titre, ne fait que confirmer la chose et reste dans la continuité de l’œuvre camusienne – ce titre pouvant se situer aux carrefours de l’Acte II (Scène XIV) et de l’Acte III, moment où le jeune Scipion devient miroir introspectif de la solitude de Caligula.

Cette œuvre lourde, voire asphyxiante, laisse à l’auditeur quelques moments de blancheur, soutenant tant bien que mal l’existence de l’être dans ces moments de répit, jusqu’aux prochains hurlements et au retour à la réalité … Elle, qui nous rattrape dans cette supplication qu’est « IF THE POISON WON’T TAKE YOU MY DOGS WILL » – adressée à Aileen Wuornos (dont la voix était déjà présente sur « Disease of Men« ) et aux femmes de ce monde, le tout placé dans l’ombre du dialogue entre Caligula et Cherea sur les trahisons reçues (Acte III, Scène VI).

Puis, il y a cette fin. Une longue série de titres, cortège funèbre miné par la mélancolie et la solitude de cet être « [mêlant] le ciel à la mer, [confondant] laideur et beauté, [faisant] jaillir le rire de la souffrance. » (Acte I, Scène XI). Un tyran à l’âme aveugle, au cœur durci, nouant un rapport affectif avec les Dieux, marqué par la haine et la peur. La peur de ne pas réussir, de ne plus faire face. La peur de s’écrouler, à nouveau.

All who proclaim their love betray me
Betray me
All who proclaim their love betray me
Betray me
All who proclaim their love
Let them hate me
Hate me
So long as they fear me
Fear me
Fear me
Fear me


– dans « SPITE ALONE HOLDS ME ALOFT

Se plonger dans ce Caligula demande une certaine exigence. Il tombera des mains de beaucoup et ne parlera pas à tout le monde, néanmoins chaque écoute devient, pour celui qui sait l’appréhender, une expérience introspective.

S’il se termine sur ce titre équivoque qu’est « I AM THE BEAST », Lingua Ignota, elle, nous livre une œuvre aux pulsions destructrices nouvelles, plus maîtrisées et réfléchies. Trahi par ceux qui étaient siens, ce Caligula de Kristin Hayter n’a, lui aussi, jamais connu Jupiter. À défaut, il vient surtout nous questionner sur l’ambivalence de l’être, sur nos douleurs, notre vide et notre solitude.

Cette musique est lourde comme la douleur des Hommes. Cette musique est une dernière hostie pour mieux se reconstruire.

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