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Big Mess (DANNY ELFMAN) : Le retour du génie fou

37 années, 439 mois, 1924 semaines, c’est le temps qu’il aura fallu attendre pour voir le célèbre compositeur Danny Elfman faire son retour dans un projet solo hors du cinéma. Son premier album en tant qu’unique compositeur, So-Lo, datant de novembre 1984. Cela n’était d’ailleurs pas prévu. L’écriture de ce nouveau projet s’est faite quasiment intégralement sous la menace du Covid-19, et plus particulièrement pendant le confinement. Constituant comme une occasion de se changer les idées, d’expurger toute son inquiétude et sa frustration. Le musicien californien a alors pendant cette période, écrit la totalité de Big Mess, second chapitre d’une carrière reconnue pour un tout autre registre. Pour fêter cela, plongeons dans ce “gros bordel”, afin de le décrypter et de comprendre ses tenants, ainsi que ses aboutissants.

Deux morceaux, c’était le plan initialement prévu par le très proche collaborateur d’un certain Tim Burton. Ces deux derniers, à savoir “Happy” et “Sorry” devaient constituer l’ouverture d’un immense show lors de l’édition 2020 de Coachella. Cet évènement étant été annulé, le compositeur s’est alors retrouvé avec deux morceaux à utiliser. Les deux premiers non-issus d’une commande venant d’un tiers depuis la séparation d’Oingo Boingo en 1995, son ancien groupe. Comme une sorte de réflexe, et cherchant dès lors à combler son temps libre, Danny Elfman s’est mis à écrire, encore et encore, sans même pouvoir s’arrêter. De toute manière, toutes ses commissions étant été mises entre parenthèses, du fait de la pause forcée due au Covid, ce projet était plus ou moins le seul le reliant à la musique. De là est né Big Mess, le double album mis à l’honneur aujourd’hui.

Cette pièce s’avère être un projet purement et profondément introspectif. Ce dernier a un lien direct avec les maux de son créateur. Ayant pour but de concilier et de faire cohabiter les deux pans majeurs de sa personnalité. Le premier, grand amateur de musique expérimentale, à la frontière de l’avant-garde et la seconde, admirant la grandiloquence et la majestuosité de la musique classique au sens large du terme. Ces deux facettes pouvant par moment amener de véritables conflits internes, exacerbés par l’isolement et tous les questionnements existentiels que cela implique. Lui-même en parle en interview comme étant le point de départ de l’ambiance posée dans le disque.


“One or the other side doesn’t represent me. It’s the two sides together — the totality of these things. That’s what it is inside my head, so if I’m putting it out there, you know, I am what I am, and I’m a big mess.”

Danny Elfman dans son interview pour Consequence.net

Cet album a donc pour ligne de départ une sorte de bipolarité métaphorique, se répercutant de manière décuplée dans ses projets musicaux. Danny Elfman a cette capacité de passer d’un univers sonore à un autre de manière très directe, voire abrupte. Mais la grande force du musicien est de toujours engager cette entreprise avec une certaine subtilité, lui permettant de ne pas dénoter avec l’ensemble. C’est cette force qui va caractériser Big Mess, de loin un qualificatif qui pourrait bien décrire ce projet. Parce que oui, ce second disque en solo demeure être un un carnet à idée immense. A mi-chemin entre Punk Rock furieux et énergique, et Musique Ambiante douce et voluptueuse. Créant par conséquent un sentiment assez étrange tant les ambiances peuvent s’enchaîner et se contredire les unes les autres. De plus, certaines ébauches sont articulées de manière très originale. Dans ce cas de figure on peut penser aux morceaux “Everybody Loves You” ou encore “Happy”, pouvant sonner comme étant très dissonants voire déconcertants.

Crédit photo : AP News

Ce nouveau projet est en vérité très fidèle à l’univers auquel les fans du musicien aux multiples récompenses prestigieuses sont habitués. Que ce soit dans son esthétique sonore ou bien visuelle, tout transpire l’âme et l’essence de ce que sait faire Danny Elfman. La pochette de ce nouvel album proposant un collage d’images très synthèse très viscérales, collant alors parfaitement au propos musical. Représentant symboliquement la fusion des deux personnalités de l’auteur, évoquée auparavant, mais aussi celle des genres opérée sur Big Mess. Mixant des sonorités très rocks avec une orchestration presque omniprésente et des éléments de musique électronique, le résultat est surprenant, imprévisible et surtout très captivant.

Cet assemblage vient de mêler à des questionnements d’une part purement personnels, comme la question de la vieillesse, évoquée dans le titre “Dance With The Lemurs”. D’autre part, des délibérations plus générales et collectives sont faites. On peut prendre comme exemple l’abordage de questions purement politiques et sa critique sur la piste “Choose Your Side” qui est introduite par la voix de l’ancien Président des États-Unis d’Amérique : Donald Trump. Une autre thématique traitée et importante dans les pensées du musicien sont liées à un événement qui l’a fortement marqué et l’a poussé à écrire cette nouvelle œuvre : le Covid-19. Danny Elfman a très mal vécu cette période très anxiogène et effrayante qui a mis le monde dans une situation d’arrêt complet pendant plusieurs mois. C’est notamment l’isolement dû aux différents confinements qui ont vivement affecté sa santé mentale.


“I felt like we were living a sequel to George Orwell’s 1984 [called] ‘2020.’ On top of that, I had taken no film work in 2020 because I had so many concerts [connected] to Coachella. I had the Tim Burton/Elfman orchestral suites that I do. I had Nightmare Before Christmas concerts and two world premieres; a piece I had done for the National Youth Orchestra of Great Britain, and I had planned this cello concerto. It was this super exciting year…and it all collapsed.”

Danny Elfman dans son interview pour Consequence.net

Paradoxalement, cet entre-temps l’a confronté à ses plus sombres pensées, mais il l’a aussi inspiré. Il suffit de voir le nombre d’idées et de directions différentes et variées adoptées par les morceaux présents sur le disque pour le constater. Le mythique compositeur âgé de 68 ans montre qu’il est toujours aux avant-gardes du monde de la musique. Proposant constamment des pièces capables d’accrocher les oreilles des mélomanes les plus assurés comme celles des plus jeunes et curieux. On sent par ailleurs que les nombreuses années de travail dans le monde du cinéma ont désormais une place prédominante dans ses influences et ses arrangements. A vrai dire, Big Mess pourrait très bien constituer la bande-son d’un long-métrage complètement décousu, expérimental et punk.

Ce terrible sentiment de solitude et d’incertitude influence directement la musique qu’on nous présente à travers ce disque. Certains passages paraissent chaotiques, complètement décousus. L’orchestration et la présence d’une grande variété d’instruments différents confère une véritable majestuosité et un certain sens du grandiose à cette tendance. L’exemple très parlant est le pont de “Happy”, véritable tourbillon sonore nous entraînant dans un monde fascinant et intriguant porté par la voix nasillarde de Danny Elfman. Il faut dire que l’âge avancé du musicien a fini par impacter, plus aussi aigüe et capable d’occuper des registres hauts qu’auparavant. Loin de là l’idée de dire que les parties vocales sont moyennes voire ratées, bien au contraire. Le ton du chant se marie merveilleusement bien aux textes cyniques et ironiques de Big Mess, rendant alors l’ambiance recherchée encore un peu plus crédible et présente.

Crédit photo : The Ringer

Avec ce genre de projets en deux parties distinctes, on pourrait s’attendre à deux moitiés dichotomiques. Une première calme, suivie d’une seconde, plus énergique, saturée et expérimentale. Cela n’est absolument pas le cas de ce nouvel album, bien au contraire. Les différentes influences sont mélangées de manière presque aléatoire, rendant le tout très imprévisible mais aussi possiblement très difficile d’accès. Ce dernier est tellement opaque et dense que réussir à le digérer correctement peut s’avérer être une véritable épreuve. C’est d’ailleurs l’un des principaux (et même probablement l’un des seuls) défauts de Big Mess. Son appréhension étant compliquée, voire franchement fastidieuse, il en laissera sans aucun doute certains sur le carreau. Ce qui peut paraître comme une élucubration des plus prétentieuses et inutiles s’avère au final être présente de par l’ADN même de son créateur.

Comme dit auparavant, Danny Elfman est un artiste aux influences très diverses et variées. Cette fusion d’idées plus saugrenues les unes que les autres trouvent sens lorsqu’on remet l’œuvre dans son contexte. A savoir celui d’un musicien, auteur et compositeur surdoué, reconnu pour sa versatilité et son éclectisme. Et puis il ne faut pas oublier que cet album est classé parmi les genres du rock expérimental Ici le but est de s’éloigner des cases standards de la musique occidentale grand public. Il faut dire que vu le méli-mélo immense que ce dernier constitue, la mission est amplement réussie. Passant très aisément par de nombreuses ambiances différentes, le musicien californien démontre une nouvelle fois tout son génie et également toute sa folie.

Comme dit auparavant, Big Mess est une pièce qui s’avère difficile à suivre, surtout pour les non-initiés qui pourrait franchement être laissés sur le carreau tant le tout est barré et langoureux. Mais ce constat ne doit pas décourager ou empêcher sa découverte. Ce second album de la carrière solo de Danny Elfman constitue une pièce intrigante, pleine de curiosités plus intéressantes les unes que les autres. C’est là que réside sa plus grande force, c’est cette caractéristique qui fait tout le charme de ce nouveau disque. Son écoute n’est pas là pour vous donner ce dont vous attendiez d’un artiste. Ce dernier est là pour vous dépayser, vous faire découvrir que vous n’auriez sans doute jamais perçu sans une telle proposition. Même les fans de celui qui depuis maintenant plus de trente ans a fait sa bosse à Hollywood pourraient être déconcertés d’un tel torrent d’idées. Ici la prétention n’est pas d’échafauder un chef d’œuvre intemporel et mythique, loin de là. L’envie est plus de créer un répertoire de titres au caractère purement exutoires, très introspectifs et propres à son auteur.

Big Mess va certainement troubler, pour sûr il ne va pas plaire, c’est une évidence. Mais c’est exactement le sentiment qu’un tel album doit dégager et provoquer. Faire sortir l’auditeur de sa zone de confort est un choix osé, comparable à un terrain très glissant. Cette heure et quart de musique abat un travail d’une grande honnêteté et d’une sincérité criante. Pensée et mise en exergue par un auteur n’ayant plus franchement grande chose à prouver tant ce dernier est reconnu et respecté. Danny Elfman signe un retour fracassant, propre à lui-même et son goût pour la bizarrerie  et l’étrange. En espérant que cette renaissance ne soit pas un épisode isolé, et qu’on retrouve plus ou moins rapidement l’homme aux lunettes dans de nouvelles aventures mélodiques aussi déconcertantes qu’intéressantes et passionnantes.

Clip du premier single de l’album : « Happy »

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