Granny Smith

Acidité garantie depuis 2011.

Elder – Omens

A chaque album d’Elder son impatience. Il faut dire que les Bostonnais ont réussi à devenir une référence de la scène Stoner grâce à leurs albums marquants et leur style finalement si singulier. Leur EP sorti en 2019 laissait paraître une accentuation du virage prog du groupe. Était-ce un mauvais « présage » ?

Le 30 août 2019, Tool brisait enfin le running gag le plus long de la musique en sortant Fear Inoculum, son cinquième album. Au-delà de l’exploit d’enfin contenter ses fans, le quatuor Californien réussira à se hisser en tête des charts dans quelques pays. Il viendra même récolter la première place au Billboard 200, sorte de saint Graal de la musique et indicateur de la réussite, ou non, d’un disque.

Cet accomplissement se fera au prix d’une autre sortie, pourtant très médiatisée et attendue : Lover de Taylor Swift. Le septième opus de l’Américaine partait sur les chapeaux de roues, avant que Tool ne décide d’être le grain de sable dans son ascension. Une des prêtresses de la musique pop actuelle détrônée par un groupe de metal progressif ? Une anomalie qui poussera même certains journaux généralistes à se pencher sur Maynard et ses compères (coucou Marianne). Outre ce phénomène, on a pu assister à la révolte des jeunes fans de la chanteuse sur les réseaux sociaux. Si on passera l’éponge sur le fait que cette population ne connaisse pas le groupe, ce qui en soit n’est pas un tort, on a pu remarquer quelques messages soulignant la longueur des morceaux de Fear Inoculum.

Il faut dire que pour un public non averti, ça peut laisser pantois. Le dernier album de Tool possède 6 « vrais » titres, tous dépassant les 10 minutes. En comptant les interludes, on monte à une durée d’1h26. A titre de comparaison, Lover de Taylor Swift comporte 18 titres pour 1h01 de musique. Les morceaux tiennent entre 2:51 pour les plus courts et 4:53 pour la plus longue : « Daylight » clôturant ce disque. On a donc des fresques longues, complexes, nécessitant plusieurs écoutes contre des chansons calibrées pour la radio et les passages TV.

L’idée ici n’est pas de tacler Taylor Swift. Bien au contraire, il serait malvenu de ma part de cracher sur une des artistes les plus populaires du XXIe siècle. En revanche, il nous permet de nous questionner sur notre consommation de musique et sur ce qu’on attend vraiment d’un artiste.

Tool est évidemment une anomalie, amplifiée par les memes et l’attente autour d’un disque qui ne semblait jamais arriver. Avant eux, c’est Slipknot qu’on a pu voir une semaine au top du Billboard 200 pour We Are Not Your Kind, sorti quelques semaines avant Fear Inoculum. Deux groupes qui ont en commun d’avoir une fanbase très présente et importante. Cela aidant à leur faire obtenir des places au sommet du podium, mais aussi de remarquer une autre tendance.

Lors de la prise de pouvoir de Tool, Billboard a communiqué les chiffres leur permettant d’accéder à la 1e place. Il y a eu 248 000 ventes d’album physiques pour un total de 270 000 en comptant les écoutes digitales. Pour Slipknot, il y avait eu 102 000 disques vendus pour un chiffre de 118 000 en comptant le streaming. Leur principal concurrent, le rappeur Rick Ross, avait 80 000 ventes dont 25 000 en physique. Un écart bien plus important qui peut s’expliquer par le public et sa manière d’écouter la musique.

Le rap & la pop sont devenus les 2 mamelles principales de la musique au XXIème siècle. Cela s’explique par l’efficacité accrue des morceaux et la capacité de pouvoir les écouter en boucle sans sensation de lassitude. Avec l’explosion des plateformes de streaming et leurs applications, transporter ses titres favoris devient un jeu d’enfant. Entre les nombreux trajets, les pauses au travail ou même pendant le travail, la musique est essentielle à la vie des humains et il est plus aisé d’écouter un titre de 3 minutes qu’une longue plage de 12 il faut se concentrer pour reconnaître une signature rythmique particulière. Cela rejoint l’immédiateté dans laquelle notre société s’inscrit.
Les réseaux sociaux et la culture des memes peuvent propulser un artiste de 0 à héros en une fraction de seconde. De quoi repousser les limites de l’efficacité à un paroxysme qui peut faire apparaître des sons au premier abord inintéressants mais qui parviennent à capter l’auditoire par une simplicité redoutable.

D’où l’importance d’une première écoute primordiale pour hisser sa chanson ou son album aux sommets. On pourrait donc se demander pourquoi persister à faire de longues chansons dans un monde où tout doit se consommer sur le pouce. C’est là qu’Elder entre en scène.

Depuis 2006, le trio, devenu quatuor, gravit les marches qui l’amènent au sommet du stoner, et même plus largement, du rock. La dernière décennie les placera même en tant qu’incontournable de la scène grâce à deux albums : Lore (2015) & Reflection of a Floating World (2017). Le premier cité figurera même plusieurs fois en tête du classement des meilleures sorties des 10 dernières années. Rien que ça. Il faut dire que la formule Elder a de quoi séduire. De grandes fresques les riffs de guitares s’enchaînent sans discontinuer.
Mais là
Lore mettait clairement le riff au centre de ses créations, les quatre Bostonnais ont fait évoluer leur son vers quelque chose de plus psychédélique et progressif sur son successeur. Une constante depuis Dead Roots Stirring (2011) mais qui s’est accentuée avec l’avancement de leur carrière.

L’an passé, Elder a accouché d’un EP exclusivement instrumental nommé The Gold & Silver Sessions. 3 titres, 33 minutes et un groupe qui se calme grandement pour partir dans des contrées un peu plus perchées qu’à l’accoutumée. Une totale réussite qui a façonné le groupe qui existe actuellement. Déménagement à Berlin, recrutement de Mike Riesberg (Guitare/claviers) & Georg Edert (Batterie) et place à Omens. Un album qui a la lourde tâche de succéder à des disques acclamés par la critique et les fans.

Sur le papier, on retrouve une caractéristique du groupe : peu de titres mais d’une longueur conséquente. 55 minutes pour 5 titres, il faut dire que de l’aveu même de Nick DeSalvo (chanteur/guitariste), c’est ce format qui leur sied le mieux :

« The 3-4 minute song formula is a tool of record companies and radio stations and I don’t think we have enough time to express what we want to in a long song. Some ideas just can’t be fully realized in a few minutes! »

http://www.mhf-mag.com/content/interviews/elder-interview/

C’est ce qui fait d’ailleurs la renommée d’Elder. Les longues plagesles idées s’enchainent sans qu’on puisse réellement comprendre ce qu’il se passe. Et Omens ne fait pas tâche dans cette discographie. Chaque titre est un voyage incroyable qui nécessite bien plus d’une écoute pour en saisir la substance. Chaque passage dans vos oreilles vous permettra de repérer quelque chose de nouveau. Une ligne de guitare, un break de batterie, un petit clavier, une ligne de chant. Tout est fait pour que vous puissiez redécouvrir l’album à chaque lancement.

L’autre force du groupe, c’est la force de composition. Car bien que l’ensemble soit d’une qualité remarquable, des morceaux parviennent à sortir du lot instantanément. La chanson titre, qui ouvre l’album, est un fabuleux exemple, mais je préfère me concentrer sur « Halcyon » qui est une véritable démonstration de force du quatuor. 5 minutes d’un jam qui accouche d’un premier riff magique soutenu par un clavier brillant.
S’en suit un pont puis le chant de Nick DeSalvo qui déroute à la première écoute, mais devient limpide au fil du temps.
Il y a cette première fin post-solo interrompue par un nouveau clavier, rejoint par le reste du groupe dans un dernier effort formidable. 13 minutes qui passent comme 3 et une gifle comme rarement on en prend.

Outre la gifle sonore qu’on se prend sur l’album, il est facile de s’imaginer des versions étendues des morceaux dans des versions live. C’est ce à quoi tend de plus en plus Elder, qui avait fait des Jams, sa matière première sur le Gold & Silver Sessions sorti l’an passé. C’est d’ailleurs grâce à ces moments que les premières minutes d' »Halcyon » ont vu le jour.


« Nothing shows this better to me than the opening four minutes of Halcyon, which was one of several live jams we did in studio. Previous takes of this jam ran upwards of 10 minutes, which we determined would test the patience of even the biggest fans – we’ll see what happens live! »

https://www.loudersound.com/features/elders-track-by-track-guide-to-new-album-omens

Il serait vain et très peu utile que de vous détailler les moments clés de l’album tant il est important que vous fassiez l’expérience vous-même. Mais promettez-moi de ne pas vous stopper au bout d’un seul passage. Omens fait partie de ces œuvres qui se bonifient avec le temps d’écoute. C’est une nouvelle preuve au monde que Nick DeSalvo est un leader incroyable et que son groupe mérite toutes les louanges qu’on lui adresse depuis 10 ans. Dans un monde où la course à la primauté et la rapidité est de mise, pouvoir se poser avec un album est un luxe que l’on se doit d’apprécier. Ce cinquième opus est une magnifique porte d’entrée dans une discographie remarquable. L’adage dit qu’il faut toujours écouter ses « ainés ». Voilà une bonne occasion de le respecter.

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